Jeux vidéo : gérer les droits d’auteur pour sécuriser leur exploitation commerciale
Ce qu’il faut retenir
Le jeu vidéo est qualifié juridiquement d’oeuvre complexe. Globalement protégé par le droit d’auteur, chaque élément du jeu (logiciel, base de données, gameplay, musique, …) est soumis au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature. La sécurisation de son exploitation commerciale par le studio de développement implique une bonne gestion des droits des différents contributeurs.
Dès 1986, les juges qualifiaient les jeux vidéos d’oeuvres de l’esprit, protégées par le droit d’auteur. Il s’agit toutefois d’oeuvres complexes, regroupant divers éléments de nature technique et artistique. Après avoir longtemps tergiversé autour d’une qualification juridique unitaire, réduisant le jeu vidéo tantôt à du logiciel, tantôt à une oeuvre audiovisuelle, la cour de cassation a décidé qu’il s’agissait d’une oeuvre complexe et que chacune des composantes du jeu reste soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature. À oeuvre complexe, régime de protection complexe… qui nécessite une gestion des droits appropriée.
1. Le jeu vidéo : une oeuvre multimédia soumise au droit d’auteur
1.1 Le jeu vidéo ne se réduit pas à un logiciel
Le jeu vidéo ne figure pas à l’article L.112-1 du Code de la propriété intellectuelle, dans la liste des oeuvres protégées par le droit d’auteur. Cette protection lui a cependant été reconnue par la cour de cassation par deux arrêts rendus le 7 mars 1986. (1) La question du régime juridique applicable au jeu vidéo n’était pas pour autant résolue, le caractère multimédia rendant cette qualification délicate.
Ainsi, la jurisprudence a longtemps hésité : fallait-il soumettre le jeu vidéo au régime juridique applicable au logiciel ou bien à celui applicable aux oeuvres audiovisuelles ? Un jeu vidéo est en effet une oeuvre complexe qui intègre à la fois des éléments techniques - logiciel, base de données, et des éléments artistiques - scénario, gameplay (ergonomie et l’évolution des actions dans le jeu), game design (mécanique et règles du jeu), personnages et décors, musique, …
Dans un arrêt du 25 juin 2009, la cour de cassation a finalement tranché pour une qualification distributive, en déclarant qu’ “un jeu vidéo est une oeuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l'importance de celle-ci, de sorte que chacune de ses composantes est soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature.” (2) Cette analyse a par la suite été confirmée par la CJUE dans l’arrêt Nintendo, rendu le 23 janvier 2014. (3)
Cette qualification distributive signifie que l'on doit "déconstruire" le jeu vidéo, élément par élément, pour appliquer à chaque d'eux le régime juridique qui lui revient. Ainsi, la composante logicielle sera régie par le régime spécifique aux logiciels, la composante base de données par le régime spécifique aux bases de données, la composante scénario, la composante graphique et la musique par le régime commun du droit d’auteur, etc.
1.2 Les éléments composant le jeu vidéo sont protégés, sous réserve d’être originaux
Dès lors que le jeu est original, il est protégé par le droit d’auteur. L’originalité a été définie comme “un apport intellectuel propre et un effort personnalisé de l’auteur”.
Applicable au logiciel, l’originalité a été définie comme l’apport intellectuel fourni par son auteur, qui se caractérise par “un effort personnalisé qui va au-delà de la simple mise en œuvre d’une logique automatique contraignante”. (4) À noter que la qualité artistique, ou le “mérite esthétique de l’oeuvre” ne sont pas pris en compte pour déterminer si l’oeuvre est originale ou non au sens du droit d’auteur. (5)
Quant à la base de données, le critère retenu pour déterminer sa protection est la notion d’investissement financier, matériel ou humain substantiel, et non la seule notion d’originalité. (art. L.341-1 CPI)
1.3 L’identification des titulaires des droits
Dans la mesure où les composantes du jeu vidéo sont protégées selon le régime qui leur est applicable, il peut être délicat de déterminer les titulaires des droits sur ces différents éléments. Plusieurs personnes interviennent dans la création d’un jeu vidéo. Il est donc nécessaire pour les studios d’identifier les droits attachés aux différentes composantes du jeu ainsi que leurs titulaires, puis de gérer ces droits de manière appropriée pour pouvoir exploiter le jeu.
a. Les titulaires des droits sur les composantes techniques
Logiciel et bases de données bénéficient d’un régime de protection particulier qui détermine la titularité des droits.
Alors qu’en principe les droits appartiennent à l’auteur de l’oeuvre de l’esprit, l’article L.113-9 du CPI dispose que, par exception, les droits patrimoniaux du logiciel créé par un ou plusieurs employés dans l’exercice de leur fonction ou d’après les instructions de leur employeur sont automatiquement dévolus à l’employeur.
Une deuxième exception a été apportée avec l’article L.113-9-1 du CPI, qui étend la dévolution des droits patrimoniaux à l’employeur sur les logiciels créés par des personnes non-salariées, “accueillies dans le cadre d’une convention par une personne morale de droit privé ou de droit public réalisant de la recherche”, sous réserve de percevoir une contrepartie et d’être placées sous l’autorité d’un responsable de ladite structure. On considère que ces dispositions s’appliquent aux stagiaires et aux doctorants, qui sont donc assimilés aux salariés de l’entreprise d’accueil pour la dévolution de leurs droits patrimoniaux sur le logiciel.
Ces exceptions doivent cependant être interprétées de manière restrictive. La dévolution des droits d’auteur à l’employeur ne s’applique qu’aux logiciels développés par un ou plusieurs employés (y compris les apprentis), les stagiaires et doctorants. Les logiciels développés par des consultants indépendants (free-lance), des mandataires sociaux ou sous-traités à une société tierce ne sont pas concernés. Les droits appartiennent donc toujours à leurs développeurs, non salariés du studio de jeux vidéo, sauf s’ils ont régulièrement été cédés à celui-ci.
Les droits sur la base de données, développée pour le jeu vidéo, appartiennent au producteur de la base. Celui-ci est “entendu comme la personne qui prend l'initiative et le risque des investissements correspondants”. (art. L.341-1 CPI)
Ainsi, le studio qui développe le jeu en interne sera considéré comme producteur de la base de données.
b. Les titulaires des droits sur les composantes artistiques du jeu
Les composantes artistiques du jeu vidéo (scénario, gameplay, game design, personnages et décors, musique, …), de nature littéraire, audiovisuelle ou musicale, demeurent soumises au droit commun. Ces éléments ne font l’objet d’aucune dérogation au droit d’auteur en termes de titularité des droits. Ceux-ci appartiennent aux créateurs / développeurs de chaque élément, qu’ils soient salariés du studio ou indépendants. (6)
Les composantes multimédia, comprenant les éléments vidéo et animation, sont considérées comme des oeuvres audiovisuelles. (art. L.112-2 6° CPI). L’oeuvre audiovisuelle est présumée être une oeuvre de collaboration, à laquelle plusieurs personnes physiques ont concouru. Ces personnes sont cotitulaires des droits sur ces oeuvres, qui doivent être exercés d’un commun accord.
2. La nécessaire gestion des droits d’auteur : sécuriser les contrats entre les studios et les créateurs / contributeurs
La protection du jeu vidéo par le droit d’auteur emporte la nécessité pour les studios de développement de gérer les droits des différents contributeurs afin de pouvoir le produire et l’exploiter commercialement.
Un projet de développement de jeu vidéo implique la contribution de plusieurs personnes exerçant des métiers distincts et complémentaires : le design de jeux vidéo (concepteur de jeux vidéo, game designer, …), la conception visuelle (game artist, graphiste, character designer…), la conception sonore (sound designer, compositeur), le développement technique du jeu (développeur, programmeur du gameplay, …), etc. Ces personnes peuvent être salariées du studio de développement ou indépendantes, voire des personnes morales à qui certaines parties du développement ont été sous-traitées par le studio de jeux vidéo.
Pour que le studio puisse produire et exploiter commercialement le jeu vidéo, il conviendra de gérer les droits d’auteurs de ces différents contributeurs par la voie contractuelle. Hormis les développeurs de logiciel, salariés, les apprentis, les stagiaires et les concepteurs des bases de données, les contrats conclus avec les autres catégories de contributeurs devront prévoir la cession au studio des droits patrimoniaux sur les éléments développés.
La cession de droits d’auteur est obligatoirement constatée par écrit et doit être particulièrement détaillée. D’une part, chacun des droits cédés doit faire l'objet d'une mention distincte dans l'acte de cession. D’autre part, le domaine d'exploitation des droits cédés doit être délimité (étendue, destination, lieu / territoire et durée de la cession). (art. L.131-3 CPI)
Les conditions de rémunération seront gérées composante par composante et pourront être différenciées. Ainsi les personnes ayant composé la partie musicale du jeu pourront recevoir une rémunération proportionnelle, alors que les développeurs logiciel pourront recevoir une rémunération forfaitaire.
On rappellera toutefois que la cession globale d’oeuvres futures est nulle. (art. L.131-1 CPI) Il n’est donc pas possible de prévoir, par exemple dans le contrat de travail d’un nouveau salarié, une clause de cession de droits globale, portant sur toutes les oeuvres que cette personne sera amenée à créer pendant la durée de son contrat au sein du studio de jeux vidéo. Il conviendra donc de faire signer un nouvel acte de cession de droits à chaque créateur / contributeur lors du lancement d’un nouveau projet de création de jeu vidéo, en étant le plus descriptif possible sur les oeuvres objet de la cession. De même, en cas de sous-traitance, par le studio, de certaines parties du développement à des sociétés tierces, une clause de cession de droits d’auteur sur les oeuvres développées par le sous-traitant devra figurer au contrat.
Enfin, il est recommandé de déposer le nom du jeu (verbal et figuratif - logo) et éventuellement le nom des principaux personnages à titre de marque auprès de l’INPI (pour la France) ou de l’EUIPO (pour l’Union européenne) pour protéger ces dénominations, notamment vis-à-vis de la concurrence.
(1) Cass. Ass. plén., 7 mars 1986, pourvoi n°84-93.509, Atari Inc. c. Valadon Automation et Cass. Ass. plén. 7 mars 1986, pourvoi n°85-91.465, Williams Electronics Inc. c. Claudie X et Jeutel
(2) Cass. Civ., 1ère ch. 25 juin 2009, pourvoi n°07-20.387, Sesam c. Cryo
(3) CJUE, aff. C‑355/12, 23 janvier 2014, Nintendo Co. Ltd e.a. contre PC Box Srl et 9Net Srl
(4) Cass. Ass. plén., 7 mars 1986, pourvoi n°83-10.477, Babolat Maillot Witt c. J. Pachot
(5) Cass. Ass. plén., 7 mars 1986, pourvoi n°84-93509, Atari Inc. c. Valadon Automation
(6) À ce sujet, voir le jugement du TGI de Lyon qui qualifie le jeu “Alone in the dark” d’oeuvre de collaboration et qui analyse la titularité des droits sur les différents éléments composant le jeu, notamment le gameplay, pour déterminer si des actes de contrefaçon ont été commis par la société Atari lors de son exploitation commerciale. TGI Lyon, 3é ch., 8 sept. 2016, Raynal c. Atari et autres
Bénédicte DELEPORTE
Avocat
Deleporte Wentz Avocat
www.dwavocat.com
Février 2024