
Jeux vidéo dématérialisés : la cour de cassation confirme l’impossibilité de leur revente
Ce qu’il faut retenir
La Cour de cassation a récemment tranché une question sensible pour les acteurs du jeu vidéo : les jeux au format dématérialisé ne peuvent faire l’objet d’une revente d’occasion, contrairement aux jeux sur support physique.
Si le marché de l’occasion pour les jeux vidéo sur supports physiques est bien établi, le cadre juridique applicable à la revente de jeux vidéo dématérialisés reste flou pour de nombreux utilisateurs et développeurs. Dans un arrêt du 23 octobre 2024, la Cour de cassation apporte une réponse claire : les jeux vidéo dématérialisés ne sont pas transférables et ne peuvent pas être revendus, même au sein de l’Union européenne. (1)
Cet article analyse la distinction juridique entre formats physique et numérique, l’application des directives européennes « droit d’auteur » et « Protection des programmes d’ordinateur », ainsi que l’interprétation par les juridictions du principe d’épuisement du droit de distribution, notamment dans le contexte de plateformes en ligne comme Steam. Que vous soyez développeur, éditeur ou distributeur numérique, comprendre ces limites juridiques est essentiel pour assurer la conformité de vos activités et sécuriser votre modèle économique.
1. L’origine du litige
La société Valve Corporation propose via sa plateforme Steam, un service de distribution en ligne de jeux vidéo, logiciels, films et séries, téléchargeables par les utilisateurs. Une clause des conditions générales d’utilisation de Steam stipule que les utilisateurs ne peuvent ni revendre ni transférer leur compte à un autre utilisateur.
L’association UFC-Que Choisir, soutenait que plusieurs clauses des CGU de la plateforme Steam, dont la clause interdisant la revente de leur compte par les utilisateurs, étaient abusives.
L’association a assigné la société Valve Corporation le 28 décembre 2015 devant le tribunal de grande instance de Paris, aux fins de faire constater le caractère abusif et/ou illicite de plusieurs clauses des CGU de la plateforme Steam, et de les faire supprimer et/ou modifier.
Dans son jugement du 17 septembre 2019, le tribunal a déclaré non-écrits plusieurs articles des CGU, validant par conséquent la revente de jeux vidéo dématérialisés. Saisie par Valve Corporation, la cour d’appel de Paris a partiellement infirmé le jugement. L’association UFC-Que Choisir s’est alors pourvue en cassation.
2. L’application de l’épuisement du droit de distribution dépend de la qualification de l’oeuvre
En l’espèce, il s’agissait de déterminer si les jeux vidéos bénéficiaient globalement, au même titre que les logiciels, de la règle de l’épuisement du droit de distribution, permettant ainsi leur revente par les utilisateurs quel que soit le format du jeu, tangible ou numérique.
Pour ce faire, la cour a analysé deux textes européens et leur application par la cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
D’une part, la directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur définit les contours du droit de distribution d’une oeuvre protégée, dont le principe de l’épuisement du droit de distribution. (2)
L’article L.122-3-1 du code de la propriété intellectuelle, qui transpose en droit français l’article 4 §2 de la directive, dispose que dès lors qu’une première vente d’un ou plusieurs exemplaires d’une oeuvre a été autorisée par l’auteur ou ses ayants droit dans l’Union européenne, la revente de ces exemplaires ne peut être interdite dans l’UE.
En 2019, la CJUE a rendu une décision dans le domaine des livres numériques (ou e-books). En vertu de cette jurisprudence, et conformément à l’article 4 §2 de la directive, l’épuisement du droit de distribution ne s’applique qu’à l’objet tangible dans lequel une oeuvre protégée ou sa copie est incorporée. Il a donc été jugé que seuls les livres au format papier sont soumis à l’épuisement du droit de distribution, confirmant la licéité du marché des livres d’occasion. (3)
D’autre part, la directive du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur prévoit que la première “vente” d’un logiciel dans l’Union européenne par le titulaire des droits ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie. (4)
A ce titre, en vertu de l’article L.122-6 3° du code de la propriété intellectuelle, dès lors qu’une première vente d’un exemplaire d’un logiciel dans l’Union européenne a été réalisée par l’auteur ou avec son consentement, le droit de distribution est épuisé. La revente de cet exemplaire ne peut être interdite dans l’UE, à l’exception d’autoriser des licences d’utilisation ultérieures.
Contrairement à la directive de 2001 sur le droit d’auteur, la directive de 2009 et le code de la propriété intellectuelle ne distinguent pas entre copie tangible et copie numérique du logiciel pour l’application de l’épuisement du droit de distribution.
Dans un arrêt UsedSoft de 2012, la CJUE a décidé qu’en application de la directive de 2009, l’épuisement du droit de distribution était applicable aux logiciels d’occasion, qu’ils soient sous une forme tangible ou numérique. (5)
Ainsi, l’épuisement du droit de distribution s’appliquera ou non aux jeux vidéo sous leurs formes tangibles et numériques, suivant que l’on considère que le jeu vidéo peut être associé ou non au régime juridique des logiciels.
3. Le jeu vidéo ne se limite pas au logiciel
Dans son arrêt du 23 octobre 2024, la cour de cassation a réaffirmé le caractère complexe du jeu vidéo. Cette décision est dans la droite ligne des jurisprudences française et européenne sur la qualification juridique du jeu vidéo. (6)
En effet, un jeu vidéo ne se limite pas au logiciel. Bien que le logiciel en fasse partie intégrante, son objet est de permettre au jeu de fonctionner. Le jeu vidéo est une oeuvre complexe qui comprend non seulement du logiciel, mais également de nombreux autres éléments tels des graphismes, de la musique, des éléments sonores, un scénario et des personnages.
La réglementation applicable au logiciel est une exception à la règle globalement applicable aux oeuvres de l’esprit. Dans la mesure où les jeux vidéo intègrent plusieurs oeuvres en sus du logiciel, il convient donc de leur appliquer la règle générale issue de la directive de 2001 sur le droit d’auteur. Les juges ont ainsi confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Paris. En conséquence, l’épuisement du droit de distribution du jeu vidéo ne s’applique qu’à l’objet tangible et non à sa version numérique.
Cette distinction suivant le format du jeu vidéo confirme la licéité du marché des jeux vidéo d’occasion sur support tangible (disque, cassette, …). En revanche, les jeux vidéo en version téléchargeable ne pourront être revendus par les utilisateurs.
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(1) Cass., 1ère ch. civ., 23 octobre 2024, n°23-13.738 UFC - Que Choisir c. Valve Corporation
(2) Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l’information
(3) CJUE, arrêt du 19 décembre 2019, Tom Kabinet, C-263/18
(4) Directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur
(5) CJUE, arrêt du 3 juillet 2012, UsedSoft, C-128/11
(6) Cass. Civ., 1ère ch. 25 juin 2009, pourvoi n°07-20.387, Sesam c. Cryo ; et CJUE, aff. C‑355/12, 23 janvier 2014, Nintendo Co. Ltd e.a. contre PC Box Srl et 9Net Srl
Bénédicte DELEPORTE
Avocat
Deleporte Wentz Avocat
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Mai 2025